La musique des castrats

Fév 01, 2010 at 13:37 2647

Bien que le dernier castrat chantant soit mort il y a bien longtemps et que seulement des enregistrements de 1902 et 1904 de la voix d’Alessandro Moreschi existent, cette musique nous fascine toujours.

Le chant des castrats représente la perfection virtuose à l’apogée du baroque. Cette musique a régné et rayonné en Europe pendant deux siècles. Le centre de cet univers fut Naples. Grâce à sa position démographique, historique et culturelle, cette ville connut vers la fin du XVIIe siècle un essor qui allait faire d’elle l’épicentre du monde musical de l’Europe.

Nicola Porpora

La figure centrale fut le compositeur (opéras, cantates et musique sacrée), professeur de chant et imprésario napolitain Nicola Porpora (1686-1768). George Sand le qualifia de“premier maître de chant de l’univers”. Porpora devait sa renommée à ses élèves, les castrats les plus célèbres: Farinelli, Caffarelli, Salimbeni, Appiani et Porporino. Porpora fut, entre autres, le professeur de l’éminent librettiste d’opéras Pietro Metastasio ainsi que, dans une certaine mesure, des compositeurs Johann Adolf Hasse et Joseph Haydn (à Vienne). Porpora était un personnage à la fois paternel et tyrannique. Parmi ses élèves on compte également la lectrice Maria Antonia Walpurgis, musicienne et compositrice de grand talent.

Nicola Porpora reçut sa propre formation au conservatoire des Poveri di Gesù Cristo à Naples, sa ville natale. Son premier opéra, Agrippina, composé en 1708, sera entendu à la cour. Il créa d’autres opéras pour Naples, Vienne et Rome, notamment pour des occasions festives de la famille impériale autrichienne (Angelica de 1720 et Gli orti esperidi de 1721 sont deux opéras écrits en vers par Metastasio et interprétés par le jeune Farinelli.

Nicola Porpora enseigne au Conservatoire Sant’Onofrio à Naples. A partir de 1720, il devient populaire comme compositeur d’opéra. Son rival à Rome sera Leonardo Vinci. Porpora enseigne également à l’Ospedale degli Incurabili à Venise (1726-1733), puis à Londres, engagé par un groupe d’Anglais très riche pour faire concurrence avec leur nouvel Opera of the Nobility à la troupe d’opéra de Georg Friedrich Haendel (1685-1759), soutenue par le roi. A Londres, Porpora écrira cinq opéras, trois pasticci, un oratorio, de nombreuses cantates et d’autres oeuvres pour sa troupe brillante comptant les castrats Senesino et Cuzzoni, repris à Haendel, ainsi, qu’à partir de 1734, le sensationnel Farinelli.

En 1737, Porpora rentra à Venise comme maître de chapelle à l’Ospedale degli Incurabili pendant l’absence de Hasse. A partir de 1738, pour trois ans, il sera professeur au conservatoire di Santa Maria di Loreto à Naples, puis, pour une courte période, de nouveau à Venise à l’Ospedale della Pietà et à l’Ospedaletto.

De 1747 à 1751, Porpora travaille à Dresde comme professeur de musique et maître de chapelle, à nouveau sous la direction de Hasse, son supérieur. A partir d 1752, à Vienne, malgré la générosité de Metastasio et de Farinelli, il ne vivra pas dans  le luxe. En 1760, il rentra à Venise pour une courte période avant de se rendre à Naples. Au théâtre de San Carlo, son opéra Il trionfo di Camilla n’obtint pas de succès. Il décéda le 3 mars 1768 à Naples, oublié et dans la misère.

Aujourd’hui, on se souvient plutôt du professeur que du compositeur Porpora. Le CD Sacrificium de Cecilia Bartoli avec l’orchestre Il Giardino Armonico sous la direction de Giovanni Antonini essaie d’y remédier (commandez ce CD chez Amazon.frAmazon.de).

La castration et la voix
Castrato sheet music / Notes de musique pour castrats

La castration se fit sous le slogan “Vive le petit couteau!” (“Evviva il coltellino!”). Dès le IVe siècle après Jésus-Christ, l’interprétation discriminatoire des paroles de l’apôtre Paul devait bannir les voix des femmes des églises: “Comme dans toutes les églises des saints, que les femmes se taisent dans les assemblées”. Enfants et faussets reprirent d’abord la fonction de la voix féminine. Le résultat ne fut pas toujours convaincant. Avec la polyphonie et la virtuosité croissante arriva l’ère des castrats. A Rome à partir de 1600 et pour presque trois siècles, les voix de soprano et d’alto furent largement chantées par des castrats.

Le pape Clément IX ira en 1668 jusqu’à publier un édit univoque: “Nulle femme, sous peine majeure, ne doit à dessein apprendre la musique pour se faire engager comme chanteuse.” Les voix de femmes se trouvèrent également bannies des théâtres du premier baroque. Toutefois cette interdiction générale ne fut appliquée que dans les Etats de l’Eglise. Des chanteuses célèbres firent carrière aux XVIIe et XVIIIe siècles.

L’avantage des castrats tint moins à une prétendue supériorité naturelle de leur voix qu’au fait qu’un garçonnet fraîchement castré pouvait sans tarder entamer sa formation vocale tandis qu’une fillette devait atteindre la fin de la puberté avant de pouvoir sérieusement envisager une formation vocale. Un garçon pouvait donc commencer sa carrière à l’âge de 10 ans, un bénéfice accru pour parents, mécènes et professeurs. En plus, on pouvait plus facilement exercer de l’influence sur un enfant que sur une jeune femme.

A la fin du XVIIe siècle, on vit ainsi une véritable fabrication à la chaîne de castrats. Ne pouvant fonder une famille, étant exclue d’une carrière dans l’Eglise, l’administration ou l’armée, il ne restait que le chant aux castrats.

A Naples, le haut-lieu de la castration, on castrait deux à trois mille enfants par année, dans toute l’Italie quelques quatre mille. Un prix cruel à payer, surtout étant donné que, dans toute l’histoire du chant, seulement une centaine de castrats fit véritablement carrière. Beaucoup devait se prostituer pour gagner leur vie.

A côté de Naples, d’autres centres importants de castration furent Venise, Bologne, Milan et Florence. A Rome et dans les Etats pontificaux, la castration était interdite, mais cela n’empêcha pas quelque trente-deux papes de goûter au chant des castrats sous les voûtes de la Sixtine.

La castration consiste à pratiquer l’ablation des testicules ou à interrompre le canal déférent. La production et ainsi la dissémination des hormones sexuelles et des gamètes sont ainsi empêchées. Les changement corporels pendant la puberté sont empêchés. En ce qui concerne la voix masculine, le changement du larynx masculin n’a pas lieu et donc la mue est exclue. Les cordes vocales ne deviennent ainsi pas plus longues et la voix ne devient pas plus grave. Les filles subissent également un changement du larynx, mais nettement moins prononcé; cependant, une solide formation de chant ne peut se faire qu’après la fin de la mue.

Le chant et les castrats fameux: Farinelli et Moreschi

Le musique de castrats se distinguait par une virtuosité inégalée, un goût prononcé pour les sections chantées piano, rehaussées de mélismes largement déployés, d’immenses traits de type coloratura, de phrases coulées dans une même respiration imposant une longueur de souffle redoutable, couvrant une tessiture allant du contralto jusqu’au soprano en passant par le mezzo-soprano. Les airs des castrats font partie des oeuvres les plus exigeantes jamais composée pour la voix humaine.

Nicola Porpora mit l’accent sur la recherche d’un style authentique et sur la prononciation, mettant en valeur le mot. Il chercha à “émouvoir plus qu’à étonner l’auditeur” (Hawkins, 1776), mais présentant ses élèves sous le meilleur éclairage.

Farinelli

Un des chanteurs les plus fameux dans l’histoire fut le castrat Carlo Broschi (1705-1782), dit Farinelli. Pendant les dix-sept années de sa carrière publique, il interpréta des rôles dans au moins soixante opéras. D’abord probablement formé par son père dans la régions des Pouilles, il suit ensuite une formation privée dispensée par Nicola Porpora à Naples.

Farinelli débute en 1720 dans la serenata Angelica de Porpora avec un texte écrit par Metastasio. A partir de l’année suivante, il chantera dans différents opéras de Porpora à Rome, Vienne, Munich et ailleurs. Son professeur, Porpora, ainsi que son frère, Riccardo Broschi (1698-1756), lui écrivent des rôles sur mesure.

En 1727, déjà célèbre, Farinelli rencontre Antonio Bernacchi à Bologne, un grand castrat de la génération précédente, qui perfectionnera son chant pendant une longue période. Farinelli et Bernacchi se mesurent à la scène notamment dans Medo du compositeur Leonardo Vinci (1696-1730). Farinelli chantera également avec les fameux castrats Carestini et le capricieux Caffarelli, qui le traite cependant avec respect. Après de grands succès à Venise, il part pour Londres, amené par Porpora. Il sera la star à l’Opéra of the Nobility. Farinelli transporte les cercles de la plus haute société dans un état de folie à Londres, immortalisé par William Hogarth dans la caricature “Un dieu – un Farinelli!”. Porpora et Farinelli ruinent le concurrent Haendel.

Son étoile également en baisse, Farinelli part pour Paris, puis en Espagne, où il a comme étrange mission d’amener le roi Philippe V, souffrant d’une sévère neurasthénie, incapable de régner, à se lever pour un court moment pour régler les affaires de l’Etat. Pendant une décennie, il accomplira cette tâche avec succès. Il est généreusement rémunéré et devient le confident le plus proche du roi. L’histoire se répète en 1746 avec le successeur, le roi Ferdinand IV et son épouse Barbara. Sous Ferdinand, il jouit de plus de libertés et devient directeur d’une troupe de choix avec, parmi d’autres, Caffarelli. En plus, Farinelli s’occupe de la musique d’église de la cour. Lui-même ne chante que rarement en public. Il est une des personnalités les plus puissantes d’Espagne. Avec son ami Metastasio, il fait venir de nouvelles oeuvres poétiques, des chevaux de race de Vienne et réaménage le parc du Château de Aranjuez.

Avec l’ascension de Charles III à Naples en 1759, Farinelli est destitué de ses fonctions. Il se retire dans une propriété près de Bologne, célébré comme un grand seigneur qui reçoit des personnalités tels Gluck, Mozart, Casanova, Maria Antonia Walpurgis de Bavière et l’empereur autrichien Joseph II. Farinelli meurt dans sa propriété en 1782.

Farinelli est également connu grâce au film (avec beaucoup d’éléments de fiction) Farinelli de Gérard Corbiau de 1994 avec Stefano Dionisi dans le rôle du célèbre castrat. Pour ce film, l’IRCAM a associé la voix du contre-ténor Derek Lee Ragin et du soprano colorature Ewa Malas-Godlewska pour créer l’illusion de la voix d’un castrat.

Alessandro Moreschi

Le dernier castrat important, Alessandro Moreschi (1858-1922), chante à la chapelle papale à Rome jusqu’en 1913, donc bien après l’interdiction formelle instauré par le pape Pie X.

Moreschi avait étudié à Rome, où il commença à chanter à la Basilique du Latran à partir de 1873. Une décennie plus tard, son professeur, le castrat Capocci, le fait connaître dans la création de Christus am Ölberg de Beethoven, dans lequel Moreschi interprète la difficile partie de soprano dans le rôle de l’ange, ce qui lui vaudra le surnom “l’ange de Rome”. Il se produira comme soliste à la Chapelle Sixtine, dans les salons privés et pour des évènements religieux et politiques tels que l’enterrement des rois Victor Emmanuel II et Umberto I.

En 1902 et 1904, Alessandro Moreschi enregistra comme seul castrat de renom quelques morceaux sur disque. La qualité du son est limitée et ainsi l’avis que l’on peut donner sur le chant des castrats en général.

Les interprètes d’aujourd’hui

Aujourd’hui, ce sont des sopranos et des mezzo-sopranos, telles que la Romaine Cecilia Bartoli, ainsi que des contre-ténors, tels que Philippe Jaroussky, qui excellent dans l’art du chant des castrats.

Cecilia Bartoli [dates corrigées le 2.2.2010]

La mezzo-soprano Cecilia Bartoli est née le 6 juin 1966 à Rome. Ses parents, Silvana Bazzoni et Angelo Bartoli sont tous les deux des chanteurs professionnels qui ont formés leur fille, qui est en plus diplômée du Conservatoire Santa Cecilia à Rome.

Cecilia Bartoli a fait ses “grands” débuts à 9 ans, dans le rôle d’un berger dans la Tosca de Puccini et par son apparition, à 19 ans, dans l’émission télévisé Fantastico, ce qui a motivé le chef d’orchestre Riccardo Muti à l’inviter à se présenter à la Scala pour une audition

En France, Cecilia Bartoli a participé à un concert à la mémoire de Maria Callas, diffusé en 1987 sur Antenne 2. A Hambourg, une année plus tard, elle a interprété le rôle de Rosina dans Il barbiere di Siviglia de Rossini. Elle a ensuite eu la chance de collaborer avec Herbert von Karajan, Daniel Barenboim, Nicolas Harnoncourt et bien d’autres chefs d’orchestres éminents.

Cette mezzo-soprano au tempérament bien italien n’est pas seulement connue pour son répertoire classique dans des opéras de Mozart et de Rossini, mais également pour sa volonté de s’aventurer dans l’histoire du chant, avant tout du baroque. Elle a notamment fait redécouvrir au grand public des artistes tels que la chanteuse Maria Malibran et les compositeurs Antonio Salieri (notes de musiqueNicola Porpora et la musique des castrats (notes de musique).

Philippe Jaroussky

Le contre-ténor Philippe Jaroussky est né le 13 février 1978 à Maison-Laffite (Yvelines). Après une formation de violoniste, il s’est tourné vers le piano puis, à 18 ans, il a découvert le chant grâce à un concert du contre-ténor Fabrice di Falco. Jusqu’à présent, Philippe Jaroussky travaille avec son professeur de chant de l’époque, Niccole Fallien, vers lequel il s’est tourné après le concert. Seulement trois ans plus tard, Jaroussky commença sa carrière de contre-ténor dans un oratoire d’Alessandro Scarlatti (en 1999). En 2001, il obtint son diplôme de chant au département de musque ancienne du Conservatoire national de la région de Paris. Un an plus tard, il créa l’ensemble Artaserse. En 2008, il est distingué par le prestigieux prix allemand de musique ECHO Klassik. Dans les dernières années, Philippe Jaroussky a sorti quelques disques remarquables. Castrato sheet music / Notes de musique pour castrats

Cecilia Bartoli avec l’orchestre Il Giardino Armonico Giovanni Antonini: Sacrificium.Decca, 2009. Commandez ce double-CD, édition limitée avec des explications sur 150 pages en allemand, anglais et français, chez Amazon.frAmazon.de. Les informations de la version double-CD sont la source primaire de cet article.

Cecilia Bartoli. Sacrificium 2009. Photo © Universal Music.