Lalo Schifrin

Avr 12, 2007 at 13:46 2041

Biographie et interview de / entretien avec le compositeur – sheet music by Lalo 

Lalo Schifrin ou « L’homme de toutes les missions …possibles ! »

Lalo Schifrin, un homme calme et pausé, vous regarde dans les yeux quand il a quelque chose d’important à vous dire. Ses yeux peuvent vous montrer beaucoup de malice. C’est aussi un homme que je qualifierais de « dizzy », c’est-à-dire « foufou », mais dans le bon sens du terme bien évidemment. Lalo? Un vrai Jazzman, autant dans sa musique que dans son comportement et son esprit. Pas de doute là-dessus!

D’un air très sérieux, il peut aisément vous bluffer à merveille et ceci à n’importe quelle occasion. Il y a quelques jours encore, il me piégea en beauté. Il arrive dans le restaurant d’un air tout affolé : « « Beethoven » : je me suis fait arrêter par la police. Je n’ai pas mes papiers ! Je ne sais pas quoi faire car ils vont m’embarquer ! »

Evidemment, je me lève pour me précipiter dehors. Alors, il me regarde et me rétorque : «Ah ah ! Je t’ai bien eu » et il se met à rire. Lalo m’a encore eu …

Homme élégant, toujours « tiré à 4 épingles », à la ville comme à la scène, m’avoue :  « J’aime les beaux habits, je suis à l’aise avec eux ». Il adore et se passionne pour les belles montres également.

Lalo pose un véritable problème (et c’est la société qui veut ça) : impossible de l’étiqueter.

« Oui, tu as raison. On veut toujours me cataloguer mais c’est impossible et je refuse ! Je fais presque exprès de brouiller toutes les pistes. Je déteste ça. La musique est la musique. D’ailleurs Duke Ellington disait « Il y a la bonne et la mauvaise musique » et c’est tout ».

Lorsque l’on voyage et que l’on va dans les magasins de disques, trouver son nom reste toujours compliqué. Il faut fouiller partout car on peut le retrouver dans beaucoup de rubriques totalement différentes  : « Jazz ». « Musiques de Films », « World Music”, “Easy Listening”, “Musiques Diverses” … C’est amusant mais parfois agaçant car chacun à son approche sur lui. Tout le monde le connaît certes mais de quelle manière peut-on le ressentir, l’écouter?

Même aujourd’hui, pourtant en l’an 2007 après Jésus Christ, il reste trop méconnu auprès des amateurs et du clan que je nommerai « Jazz ». J’affirme qu’ils le snobent. Ces gens ne savent pas ce qu’ils perdent : en matières musicales et, surtout, ce qu’ils n’ont pas encore compris ni entendu.

J’en veux pour preuve son dernier concert donné au « Victoria Hall » de Genève, Suisse, le mercredi 4 avril 2007, dans son concept « Jazz meets The Symphony ». Il se produisait avec le magnifique Orchestre de la Suisse Romande, plus les grands Jazzmen que sont le trompettiste-tromboniste australien James Morrison, le bassiste français Pierre Boussaguet, et le super batteur tout droit venu de Sydney Gordon Rytmeister, encore inconnu chez nous.

Je me promenai dans toute la salle et ceci jusqu’à la dernière minute du concert. Je n’y ai croisé qu’une seule personne fan de Jazz que je connaissais. Authentique. Alors, peut-on penser que les amateurs de musique Classique seraient plus ouverts que ceux de Jazz ? On pourrait le croire …

Cela m’attriste de constater ce réel mais décevant état de fait.

« J’ai toujours vu ça » me raconte Lalo, « quand j’étais à Paris, je disais aux Jazzmen de venir écouter des concerts de musique Classique. Personne ne venait avec moi. Même chose de l’autre côté : je n’ai jamais vu un musicien Classique se compromettre, en ma compagnie, à aller écouter Bud Powell ou Sacha Distel … Je ne peux pas comprendre cet esprit. C’est pour ça que j’essaye de casser toutes ces barrières en produisant des concerts à travers le monde, mêlant les 2 musiques ».

Y-a-t-il des différences?

« Oui et non. Dès que je me suis mis à jouer du Jazz, j’ai tout de suite compris qu’il fallait travailler aussi dur que si je jouais de la musique Classique. Dans ce sens, c’est bien la même chose. D’un côté, je jouais Bach, Debussy, Ravel ou Beethoven et de l’autre, du Jazz. Cela m’a toujours semblé évident. »

La vie du Maestro est un roman. Parler de sa vie, de ses expériences et anecdotes mériteraient au moins dix livres ou, mieux encore, une série de 10 dvd’s, tant elle est riche et palpitante à tous points de vue.

Lalo reste, et de très loin, le musicien que j’ai rencontré possédant la plus grande culture musicale, qui est plus que colossale !!! Mais il l’est aussi tout autant en matières de littérature, de peinture, d’architecture, de langues, de pays du monde entier … Se trouver à ses côtés, c’est à coup sûr apprendre quelque chose de très utile, d’intéressant et de passionnant à la fois. Mieux encore : ce qu’il nous raconte ou nous enseigne ne comporte jamais le mot « je sais » ou « je vais te dire quelque chose ». Non! C’est toujours avec grande humilité. Et, surtout, ce qu’il sait, il vous le fait partager totalement, sans jamais vous accuser de ne pas savoir ni de ne pas connaître.

Lalo Schifrin : UNIQUE, incroyable et fabuleux! Je pèse mes mots et n’exagère en rien. Tous les musiciens et les gens qui le connaissent vous l’affirmeront sans aucune réserve.

Né le 21 juin 1932 à Buenos Aires, Argentine, notre héros est de suite exposé à la musique.

« Mon père, Luis, était 1er violon et chef de l’orchestre philarmonique du Teatro Collon à Buenos Aires. La musique Classique était omniprésente. Dès mon jeune âge, je voyais de grands musiciens. D’ailleurs, Ernest Ansermet, venait souvent à Buenos Aires. Mon père l’adorait. Les musiciens européens aimaient venir en Amérique du Sud en hiver car chez nous, c’est l’été. Alors, quand je dirige l’O.S.R ici à Genève, c’est un peu un héritage et un échange culturel qui se passe entre nous ».

Ton oncle était aussi musicien, violoncelliste.

« Exact. Il s’appelait Roberto et était le premier violoncelle de l’orchestre. Un de ses frères était aussi violoniste. Il avait cinq sœurs, toutes excellentes musiciennes, flûtistes entre autres. Mais les femmes musiciennes n’étaient pas bien vues à l’époque chez nous. Ma mère ne jouait pas d’instrument mais les autres personnes de sa famille, elles, étaient musiciennes aussi ».

Tu as commencé le piano jeune et un de tes professeurs n’était autre que le papa de Daniel Barenboim.

« Mon père a décidé de me faire jouer du piano dès l’âge de 6 ans. J’ai étudié avec le père de Daniel, Enrico Barenboim. Il était très dur et j’en avais peur. »

Tu t’exerçais beaucoup?

« Oui mais, comme je n’avais pas de piano à la maison, j’allais dans un sous-sol où il y en avait plein. C’était chez « Ricordi ». J’ai aussi étudié le piano russe avec Andréas Karalis, émigré de Russie chez nous. Puis avec Juan Carlos Paz. C’est à cette époque que je me suis de plus en plus impliqué dans le Jazz »

A l’adolescence, il découvre le cinéma. Un film va le marquer profondément:

« C’était « La Bête à Cinq Doigts » de Robert Florey : la main coupée du pianiste qui joue seule sur le clavier me fait un véritable choc ! J’ai alors pris conscience du pouvoir et du rôle très important de la musique dans les films. »

Et le Jazz ?

« Je l’ai découvert grâce à un disc-jockey qui produisait une émission régulière à la  radio. Il organisait aussi des réunions chez lui où l’on amenait des disques pour les écouter. Des musiciens venaient à ces séances. J’ai découvert tout le monde, les big bands de Basie, Duke Ellington, Louis Armstrong, Bix Beiderbecke … Et les pianistes tels que Fats Waller. Puis, quand j’ai entendu le « Be-Bop », Dizzy Gillespie, Charlie Parker, Bud Powell, Ray Brown, Max Roach, Thelonious Monk, JJ Johnson, Miles Davis, Milt Jackson, j’ai tout de suite compris que c’était cette musique que je voulais jouer. C’était absolument incroyable ! »

A cause du régime politique de Péron, cela devait être difficile de trouver des disques, surtout cette musique dite de Jazz, jouée en plus par des noirs!

« Oh que oui ! Ce n’était pas facile d’avoir des disques chez nous. Péron interdisait tout importation. J’ai connu un officier qui voyageait beaucoup et qui aimait le Jazz. Il nous apportait des catalogues. On lui commandait les disques mais il fallait les payer d’avance et attendre plus d’un mois. C’était très long. (rires) C’est comme ça que j’ai pu acheter des disques de Dizzy, George Shearing, Basie, Monk etc … et constituer une belle collection. C’était risqué … Je me rappèle que même en plein été, j’allais avec un grand manteau. Les gens se demandaient pourquoi je portais ça car il faisait si chaud ! (rires). Je cachais les disques sous ce manteau pour ne pas être découvert. » (rires)

Ton papa aimait-il le Jazz?

«Non, tout comme Juan Carlos Paz. mon professeur. Je n’osais pas en jouer devant lui. Un peu plus tard, mon père a commencé d’apprécier le Jazz. Ce qui l’inquiétait, ce n’était pas la musique elle-même mais tout ce qui l’entourait. Il avait peur que je devienne alcoolique ou drogué, que je fréquente trop les mauvais bars et toutes les autres personnes pas très recommandables … Mais il a vu que j’étais sérieux.»

Il est encore très difficile d’en vivre …

« Oui mais à l’époque, ce n’était pas comparable. J’avais cette obsession que de jouer du Jazz. Mais je voyais bien que les musiciens ne gagnaient pratiquement rien en jouant cette musique. Tous avaient un travail et ils en jouaient uniquement pour leur plaisir. Ils étaient médecins ou avocats.»

Et devenir professeur?

« Ils ne gagnaient pas des mille et des cent. Ce n’était pas une bonne condition non plus. Nous produisions parfois des concerts dans une salle de 500 personnes. On avait un peu de succès et c’est là que j’ai été nommé pour la première fois meilleur arrangeur.»

Alors quoi faire?

« J’étais complètement perdu. Mais un jour, le pianiste autrichien Friedrich Gulda est venu à Buenos Aires. Nous savions qu’il était aussi pianiste de Jazz à ses heures perdues. Après son concert, il s’est pointé dans notre salle. Nous avons fait un quatre mains ensemble. Il m’a alors regardé et fixé dans les yeux d’une manière que je n’oublierai jamais. C’est à ce moment précis que j’ai décidé de devenir musicien de Jazz. Le doute était définitivement passé, grâce à lui. Je lui dois beaucoup! »

Tu étudiais le droit. Mais pourquoi cette matière, qui est loin de l’esprit de la musique?

« La médecine ne m’intéressait pas. Disséquer les cadavres n’était pas pour moi ! Avec le droit, on pouvait se gérer seul et étudier sans avoir trop de personnes derrière soi. Aller aux cours n’étaient pas toujours nécessaire. C’était idéal. En plus, c’était très stratégique vis-à-vis de mon père, pour le rassurer. Mais, pas question d’abandonner la musique un seul instant. Le droit était seulement un prétexte, celui de pouvoir jouer de la musique ! » (éclats de rires)

Et ta venue à Paris, comment cela s’est-il passé?

« Juan Carlos Paz m’informa que le conservatoire de Paris offrait des bourses pour des étudiants étrangers. Je suis allé à l’ambassade de France à Buenos Aires, ai passé mon concours et je fus reçu. Mes parents étaient inquiets de me laisser partir. C’était en 1954, j’avais 22 ans. »

Et ton arrivée à Paris? Raconte-moi.

« Les débuts furent difficiles. Je logeais dans le pavillon argentin et c’était horrible : la nourriture mauvaise, tout était vieux. Je me suis installé alors à l’hôtel du Grand Balcon et j’y ai rencontré le saxophoniste Bobby Jaspar. Je menais de front plusieurs vies : celle d’étudier  avec Olivier Messiaen la journée et celle de musicien de Jazz le soir dans les clubs. Je n’avais pas le droit de travailler car je n’avais qu’une carte d’étudiant. Messiaen n’aimait pas le Jazz. J’ai été engagé par Eddie Barclay. Cela m’a permis de jouer avec le grand bassiste Pierre Michelot, le batteur Jean-Louis Viale et tous les Jazzman français de l’époque. Il y avait aussi un batteur nommée Mac Kac qui était très bon et drôle. J’ai souvent joué avec Bobby Jaspar, mon voisin d’hôtel, un très grand musicien.

Comme je travaillais beaucoup, j’ai dû arranger tous mes papiers pour pouvoir jouer et gagner ma vie en tant que musicien. J’ai eu quelques problèmes. Grâce au festival de Jazz de Paris, où j’ai pu me produire en tant que pianiste représentant mon pays, un des responsables du service du travail, m’arrangea tout ça. Amateur de musique Classique, je lui ai interprété un morceau au piano. Impressionné, il me donna les papiers dont j’avais besoin. (rires) (1)

Les films européens et surtout français tels que « Pépé le Moko », « Les Diaboliques » ou « Quai des Orfèvres » m’ont beaucoup marqué. J’étais persuadé, en voyant tous ces grands films, que je ferais, un jour, des musiques pour le cinéma. C’était déjà en moi. »

Et puis le retour dans ton pays?

« Dès mon arrivée à Buenos Aires, j’ai fondé mon propre big band de Jazz. Gato Barbieri en faisait partie. C’est comme ça qu’il est devenu rapidement connu ici. Gato a le même âge que moi.»

Ta rencontre avec Dizzy Gillespie fut un grand tournant décisif dans ta carrière.

« C’était en 1956 quand lui et son fantastique orchestre arrivèrent à Buenos Aires. Il y a avait Quincy Jones, Benny Golson, Phil Woods, Charlie Pership et tous les autres géants dans son orchestre. (2)

Ils sont restés pendant une semaine. Je n’ai pas beaucoup dormi. (rires) Un soir, un dîner était organisé en son honneur et on m’a demandé si je voulais bien jouer avec mon orchestre. J’ai accepté. Après le concert, Dizzy est venu me voir et m’a dit : « C’est toi qui a écrit ces arrangements ? ». Je lui ai dit « Oui ». Il me dit : « Passe à mon hôtel demain ». J’étais impressionné et très surpris. Jamais j’aurais imaginé un instant que mes arrangements pourraient l’intéresser. (l’air étonné)

Je crois savoir à ce propos que tu disais à ta mère quelque chose de très drôle en parlant de Dizzy … Dizzy lui-même m’en a parlé un jour. (rires)

« Ah oui ! Quand j’étais adolescent, je lui répétais toujours, avant de sortir avec les copains:

« Maman, si Dizzy Gillespie ou Ray Brown m’appellent, dis-leur que je ne suis pas disponible ! » (éclats de rires).

Donc Dizzy, le lendemain, me dit : « Tu veux venir aux Etats-Unis ? » Je pensais qu’il plaisantait mais il était très sérieux ! On a alors parlé. Il m’a fallu attendre 2 ans avant de pouvoir aller à New York. J’ai eu beaucoup de chance car le type du consulat américain me connaissait bien et était fan de Jazz. Il a accéléré la procédure mais cela a pris tout de même 2 ans ! »

« J’arrive à New York en 1958. Tout de suite, j’essaye de prendre contact avec Dizzy. Impossible de le trouver. Pas de secrétaire, pas de répondeur … Le syndicat des musiciens avait une règle : on devait prouver que l’on habitait New York depuis minimum 6 mois et payer son loyer avant d’entrer dans le circuit. Mes économies diminuaient avec les semaines qui passaient. La chance m‘a encore souri. La compagnie RCA-Victor avait entendu parler de ma présence à New York. Il leur fallait un arrangeur pour leur section latino-américaine. Ils  m’engagèrent sur-le-champ. En même temps, Xavier Cugat devait faire un show régulier dans une grande salle à New York. Je lui ai écrit les arrangements.

J’ai remplacé, comme pianiste, les soirs « off » d’Oscar Peterson, d’Erroll Garner ou de Hank Jones. J’avais formé mon trio avec le bassiste hollandais Eddy De Haas et le batteur Rudy Collins. Nous jouions au « Basin Street East » une fois par semaine. Avec toutes ces activités, je pouvais attendre Dizzy car mes finances devenaient bien meilleures.

Il finit par revenir à New York mais bien longtemps après ! Je suis allé le voir tout de suite. J’avais un peu peur. Tiendrait-il sa parole, se souviendrait-il de moi ? Son pianiste était alors Junior Mance. Il ne pouvait pas le virer tout de même … J’étais angoissé …

Il me demanda pourquoi je ne l’avais pas appelé avant. Je lui répondis que j’avais souvent essayé mais sans succès. « Ecoute, nous sommes vendredi. Je suis à la maison lundi. Ecris quelque chose et montre-moi ça. » Pendant le week-end, je composai « Impromptu », une des parties de la « Gillespiana », portait musical de Dizzy. Le lundi, il m’envoie un chauffeur et j’arrive chez lui. Je lui joue ce que j’avais composé et arrangé. Il me demande alors des détails sur cette suite. Je lui explique que c’est une œuvre pour quintet avec une formation de cuivres uniquement : quatre trompettes, quatre cors et un tuba. Que des cuivres, pas de saxes mais, en plus, des percussions latinos-américaines. « Combien de temps il te faut pour composer tout ça ? » me demande-t-il. Je lui réponds : « Trois semaines ». Il prend le téléphone et appelle  Norman Granz ! « Norman, j’ai besoin d’un studio dans 1 mois. » J’étais sans voix.

Je me suis mis à écrire sans perdre une minute car j’étais affolé. Une dizaine de jours plus tard, Dizzy me rappelle : « J’ai de mauvaises nouvelles ». Je pensais alors que tout était annulé. « Junior Mance quitte le quintet pour former son trio. Alors j’ai pensé à toi. ». Je ne pouvais pas y croire ! La « Gillespiana » fut un énorme succès et l’album se vendit à un million d’exemplaires ! (3) + (4)

Ensuite, tout s’est enchaîné. Norman Granz vendit Verve à la MGM. Le nouveau producteur, Creed Taylor, m’aimait beaucoup et me demanda d’arranger des séances, même quand je me trouvais en tournées. Au bout de deux ans, j’ai dû quitter Dizzy car je ne pouvais plus suivre : les tournées incessantes avec son quintet et mon travail d’arrangeur-compositeur-chef d’orchestre pour la MGM. Cela été très dur d’arrêter de jouer avec lui mais, finalement, je ne l’ai jamais vraiment quitté car nous avons très fréquemment joué ensemble ».

Dizzy interprétait de nombreux thèmes avec des rythmes afro-cubains. Tu les utilises de manière très brillante. Où as-tu appris ça?

« A Buenos Aires, il y avait très peu d’influences africaines, ni cubaines. J’ai beaucoup appris des albums de Dizzy avec Chano Pozzo et Charlie Parker avec Machito. Mais c’est en France que je m’y suis essayé plus sérieusement car des musiciens cubains venaient à Paris, tels que Perez Prado. Benny Bennett jouait au Lido et m’a commandé des arrangements, puis Eddie Warner également. J’avais le sens de cette musique. C’est devenu le mambo puis le cha-cha-cha et, aujourd’hui, la salsa. Je pense être un des tout premiers musiciens en France à arranger dans ce style car aucun des très bons arrangeurs français ne faisaient ça à l’époque ». (1955)

Les musiciens étaient-ils cubains?

« Non, tous étaient français sauf la section rythmique qui elle, était cubaine. Au début, les français l’ont appelé « musique typique» ».

Dizzy était un sacré professeur. Il pouvait tout expliquer.

« Il était génial ! J’ai tellement appris de lui. Je lui posais sans cesse des questions et il me répondait sur chaque choses. C’était un très bon pianiste. Lorsqu’il jouait de la trompette, il visualisait tout comme un pianiste sur son clavier. J’ai appris aussi énormément sur les musiciens « Be-Bop ». Le plus important, chez Dizzy, c’était l’harmonie. Parfois, il ne jouait pas les mélodies mais il restait toujours dans les harmonies. »

Antonio Carlos Jobim m’a avoué qu’au début de la « Bossa Nova », Dizzy et toi alliez jouer avec lui et les autres grands musiciens brésiliens de l’époque.

« C’est juste. J’ai très bien connu Tom Jobim. Nous allions « jammer » avec lui et c’était formidable. Il y avait Luis Bonfa, Joâo Gilberto et tous les autres. Une époque très créatrice ! (5) J’ai participé activement à ce mouvement au début de son arrivée aux Etats Unis. Quand ils sont tous venus jouer à Carnegie Hall, les 2 seuls non brésiliens de la soirée étaient Stan Getz et moi-même. »

D’ailleurs tu as participé au fameux album de Quincy Jones « Soul Bossa Nova » ?

« Oui, Quincy m’engagea comme pianiste de l’orchestre. Mais j’ai réalisé aussi quelques arrangements pour la séance. Cela date de 1962. C’était les tous débuts. » (6)

La même année, tu écris une autre suite pour Dizzy, « The New Continent ». Le festival de Jazz de Monterey t’avait passé commande. (7)

« Exactement. Comme nous avions fait un triomphe au festival avec la « Gillespiana », ils m’ont demandé d’écrire exprès une autre suite, toujours avec Dizzy. La première a eu lieu là-bas. Nous l’avons enregistrée à Los Angelès juste après. Ensuite, nous avons inauguré le « Lincoln Center » à New York. Je me rappelle que la peinture était encore toute fraîche. Friedrich Gulda, qui jouait à Carnegie Hall, venait écouter nos répétitions. »

Dans cet album, « The New Continent », je fus et suis toujours surpris d’ailleurs de voir que le « conducteur » de l’orchestre n’était autre que Benny Carter. Pourquoi pas toi?

« A l’époque, je n’avais pas encore mis au point ma technique de direction d’orchestre tout en jouant du piano. Alors, j’ai demandé à Benny de diriger l’orchestre . C’était un grand honneur de l’avoir avec nous. »

Je trouve incompréhensible que cette suite ne soit pas aussi connue que la « Gillespiana ».

« C’est dû à l’orchestration et à l’instrumentation. C’est très spécial et bien plus coûteux et plus difficile musicalement à réaliser que la « Gillespiana ». Cela demande beaucoup plus de travail pour tout le monde. »

A part Universal Japon, l’album n’a jamais été réédité en cd jusqu’à présent chez nous …

« Tu sais, ils n’ont certainement aucune idée de mon travail. Cela ne les intéresse pas. L’enregistrement date de 1962 alors c’est sûrement trop vieux pour eux. »

Une ou deux anecdotes amusantes avec Dizzy?

« Oh, mon Dieu ! Il y en a beaucoup mais peu que j’ose raconter! (rires)

Un jour, nous jouions au fameux « Lighthouse » à Hermosa Beach, à Los Angelès. Il faisait très très chaud et les gens eux étaient sur la plage en caleçon de bains et en bikinis. Nous devions porter le smoking. Horrible. Tout à coup, devine qui arrive ? Thelonious Monk, dans sa magnifique Rolls Royce que lui avait offert la baronne de Koenigswater. Ils étaient amants depuis que la baronne l’avait entendu dans un de ses disques et qu’elle voulait absolument le connaître. Monk arrive dans un costume de flanelle, cravate, pardessus et chapeau noir. Dizzy nous as demandé d’arrêter de jouer. Il prit le micro en disant : « Mesdames et Messieurs, nous avons ici ce soir le rabbin du Jazz moderne ». Sacré Dizzy ! » (gros rires)

« Nous avons entamé alors « Round Midnight ». Le thème est de Monk mais la coda de Dizzy. Monk suait beaucoup et n’arrêtait pas de boire des cognacs. A la fin, il est venu me voir en me disant : « Mais, je connais ce morceau. » C’était lui qui l’avait composé. (rires). Monk était un type très bizarre. Je n’ai presque jamais parlé avec lui, c’était quasi impossible. Mais il m’aimait bien. Il m’appelait «l’Argentin » » (rires).

« En 1977, il y eu une grande fête en l’honneur de Dizzy. Tous les musiciens étaient là : Benny Carter, Oscar Peterson, Carmen McRae, Milt Jackson, James Moody etc … J’avais invité ma mère à la soirée. Il est arrivé vers nous. Il l’a embrassée, posa sa main sur mon épaule tout en la regardant et lui disant : « C’est mon fils ! ». Et ma mère lui répondit : « Vous savez, je ne m’en rappelle plus ». Dizzy en est tombé à la renverse. » (éclats de rires)

Quand je regarde ta discographie, je constate que tu étais souvent entouré de musiciens noirs. La ségrégation, l’as-tu tout de même connue?

« Je me rappelle que pour une tournée, j’étais avec le quintet de Dizzy et l’orchestre de Duke Ellington. Nous voyagions ensemble dans un grand bus. Nous étions dans l’Iowa. Ce n’était pas dans le sud ; donc, théoriquement, pas de problèmes raciaux. Nous avions joué en matinée dans un théâtre et devions donner un autre concert le soir dans une université plus loin. Nous étions affamés. Nous sommes descendus dans un restaurant. J’étais le seul blanc de tout le groupe. Le patron a prétexté fermer le restaurant mais en fait, il ne voulait pas nous servir car il n’y avait que des noirs. On nous a fait le coup trois fois de suite. J’ai alors eu une autre idée : je suis descendu seul, ai demandé à la patronne si elle était d’accord de servir une quarantaine de musiciens affamés, qui avaient beaucoup roulé et qui devaient donner un concert dans cette ville le soir même. Elle a accepté. Nous avons tous débarqué dans son restaurant. J’avais trouvé la bonne combine ». (rires)

Tu débarques donc à Hollywood  car tu désirais écrire pour le cinéma.

« Oui mais j’en avais aussi assez des tournées. Je désirais une vie plus stable. Le manager de  Jimmy Smith, Clarence Avent, directeur de « Motown Records », m’arrangea le coup et m’a mis en relation avec Arnold Maxim. J’ai d’abord travaillé pendant un an sans agent puis les choses ont changé car j’ai commencé à avoir un nom là-bas. C’était en 1964. »

« The Cat », grâce à Jimmy, est devenu un grand « classique » du Jazz. C’est un des thèmes du film « Les Félins », ta première grande musique de film et qui de plus, est française.(8)

« Oui, c’est vrai et c’est aussi la seule musique que j’ai écrite pour un film français. Jane Fonda danse sur ce thème, « The Cat ». Jimmy Smith a aimé ce morceau, ainsi que « Joy House ». Les originaux sont ceux du film. Je les ai réarrangés pour big band après, exprès pour Jimmy. Il composa « Delon’s Blues », que j’ai arrangé. C’est un excellent disque ! (9)

D’autres albums, à cette époque, en big bands, voient le jour ; tous magnifiques et signés par notre Maestro.

Dès tes débuts en Californie, tu as choisi de travailler avec des musiciens de Jazz.

« Et oui, moi même en étant un, c’était tout naturel que je fasse appel à eux ».

Ray Brown m’a expliqué que tu as été un des tout premiers à engager des musiciens de Jazz à Hollywood et à leur faire confiance.

« Le premier à le faire vraiment, et même si ce n’était pas un Jazzman, fut certainement Henri Mancini. Il y a eu aussi Johnny Mandel et Neal Hefti, qui m’ont, eux aussi, influencé et persuadé, via leur musique, à venir tenter ma chance à Hollywood. Presque en même temps que moi, il y eu Quincy Jones. Il faut dire que l’on avait les meilleurs musiciens du monde à Los Angelès : Ray Brown, Shelly Manne, les frères Candolis, Frank Rosolino, Carl Fontana, Plas Johnson, Bud Shank, Paul Horn, Larry Bunker, Howard Roberts, Emil Richards, Jack Nimitz, Joe Sample, Tom Scott, Buddy Childers, Stu Williamson … Tu te rends compte ?! Non seulement ils étaient de supers lecteurs mais aussi les meilleurs improvisateurs. C’était donc très facile d’enregistrer avec eux. »

Je sais que certains étaient des personnages « haut en couleur », c’est-à-dire des types tellement drôles. Je pense à Frank Rosolino par exemple …

« Oh, mon dieu ! (rires catastrophés) Il était fou ! (rires) C’était terrible avec lui. On pleurait de rire autant que l’on jouait. C’était incroyable ! Mais les frères Candoli n’étaient pas mieux non plus ! Je me rappelle un jour que Frank est arrivé au studio avec une poupée gonflable ! Il l’a maquillée, mis une perruque et de faux cils. Lui et les frères Candoli sont partis dans la rue. Frank s’est mis à la gifler comme si c’était une vraie personne. Les frères Candoli  imitaient les cris de cette femme que l’on battait. Un type s’est alors rué sur Frank. Il a lâché la poupée qui s’est mise à rebondir par terre, sur le trottoir. Ils étaient complètement fous ! (éclats de rire). De sacrés déconneurs oui, mais de fantastiques musiciens!

Vous avez ouvert la voie, toi et quelques autres, à une nouvelle ère dans la musique.

« Oui, je le pense sincèrement. En plus, certaines de mes musiques de films et de séries TV étaient du Jazz. Je pense à « Mannix » par exemple. (10) Même si le thème est en 3/4, une valse, c’est du vrai Jazz ! C’était la première fois que quelqu’un écrivait comme ça pour la TV. Cela a vraiment marqué les gens. J’ai pris ces musiciens car je savais qu’ils correspondaient à ce que je voulais entendre. »

D’autres musiciens de Jazz ont composé pour Hollywood.

« Oui, il y eut Benny Carter, Quincy Jones, Shorty Rogers, JJ Johnson, Oliver Nelson, Gérald Wilson, Neal Hefti, Johnny Mandel … j’en oublie un ou deux mais ils n’ont pas été si nombreux. »

Je pense également à un autre brillant pianiste, compositeur et arrangeur, qui fit pas mal de travail à Hollywood et qui reste un musicien bien à part : André Prévin.

« Ah oui, André, un musicien bien atypique. Il est formidable ! Je l’adore. »

Tu utilises souvent la basse dans tes films comme instrument prédominant pour certaines scènes d’action et de suspense.

« J’adore la basse. Et, bien sûr, j’ai très souvent fait appel à Ray Brown. Ray était, avec Dizzy et Charlie Parker, mon idole. J’ai toujours rêvé de jouer avec lui. Au début des années soixante, un jour, ma femme me demanda ce que je désirais pour Noël. Je lui répondis :  « faire un set avec Ray Brown ! » (rires). Il joué dans « Mannix », « Mission Impossible », « Luke La Main Froide », tous les « Inspecteurs Harry » et beaucoup d’autres encore. (11)

Je lui passais les images et hop. il improvisait. Il savait de suite quoi jouer, ce qui collait parfaitement à l’image, ainsi qu’aux personnages du film ou de la série TV. Incroyable ! C’était non seulement un musicien mais aussi un personnage bien à part de tous les autres. Depuis qu’il est mort, on sent un grand vide ici. Un des plus grands musiciens de tous les temps. Il me manque tellement, comme Dizzy. J’ai eu beaucoup de chance de pouvoir jouer avec lui et d’être son ami ».

Ray m’a avoué que tu étais, à ses yeux, un des 2 ou 3 plus grands arrangeurs avec lesquels il ait jamais joué. Il me disait : « Tout ce que fait Lalo, c’est le pied ! On se moque  de savoir quel type de musique nous allons jouer. Tout ce que l’on sait, c’est que sa musique sera la grande classe. »

« Quel compliment ! Merci de me dire cela » (moments d’émotions).

« J’ai rencontré Ray à travers Dizzy fin des années cinquante à New York. Je l’avais déjà vu à Paris avec les « JATP » mais je n’avais pas osé l’approcher à l’époque. Il était inapprochable. C’était comme si on voulait rencontrer le pape ! » (rires).

Ton album « New Fantasy », pour Verve en 1964, marque aussi un tournant et le début de ce que tu réalises aujourd’hui. (12)

« Absolument. J’ai écrit, pour big band Jazz, une série d’arrangements provenant du répertoire de Gershwin, Villa-Lobos, Duke Ellington, Richard Rogers, Khachaturian etc.

Cela a bien marché. Les solistes de l’orchestre étaient JJ Johnson, Clark Terry, Jérôme Richardson, Grady Tate, Jimmy Cleveland … J’avais les meilleurs avec moi ! » (sourire)

Donc, ton projet, « Jazz Meets The Symphony», ne remonte pas à ton premier album en 1992 (13) mais à « New Fantasy ». Puis, en allant un peu plus loin dans ta démarche, celui qui s’appelle  « Le Marquis de Sade », toujours pour Verve en 1966, t’en a définitivement convaincu. (14)

« Tu as parfaitement raison. J’ai eu l’idée de combiner la musique de la Renaissance avec le Jazz. On m’a dit que j’étais complètement fou. Je me rappelle que j’avais convié, dans le même studio, des musiciens classiques avec des instruments d’époque de la Renaissance plus  un big band de Jazz. Grady Tate, le batteur, Richard Davis le bassiste et d’autres musiciens pensaient qu’ils se trouvaient dans le mauvais studio. Quand ils m’ont vu arriver, ils sont venus me voir et m’ont demandé s’il n’y avait pas erreur. Je leur ai dit que non. Tout le monde était très étonné. Cela a été un gros succès. J’ai compris alors que ces deux mondes pouvaient fonctionner à merveille dans mon approche musicale. J’ai fait beaucoup de recherches et d’expériences pour peaufiner le tout. Le résultat de tout ça est « Jazz meets The Symphony » aujourd’hui.

Ton répertoire varie bien entre Jazz et musique classique, comme promis.

« Je veux prouver qu’il n’y a pas tant de différence que ça entre ces 2 musiques. Bach était un grand improvisateur, bien avant le Jazz, n’est-ce pas ? »

D’ailleurs, le génial multi instrumentiste australien, James Morrison, le décrit très bien.

« Ce qui a d’incroyable chez Lalo, c’est qu’il s’inspire des œuvres existantes pour en faire siennes. Par exemples, dans sa suite « Rhapsody For Bix » (13), dédiée au grand trompettiste Bix Beiderbecke, il joue les thèmes que Bix interprétait mais, en un accord, cela devient du pur Lalo Schifrin. Du coup, cette suite de thèmes devient sa propre suite et ses thèmes à lui, même si tous viennent de Bix lui-même. C’est complètement fou ! Il n’y a que lui pour faire ça au monde ! »

Penses-tu que si tu n’avais pas été à Hollywood, tu n’aurais pas réalisé ce savant mélange musical?

« Il n’y avait qu’à Hollywood que l’on pouvait se permettre d’essayer ça à l’époque oui. Dans mon premier film important, « Le Kid de Cincinnati» (1965), j’ai eu l’idée de prendre Ray Charles avec un orchestre symphonique. Je suis allé le trouver, sans grand espoir, sachant que ce n’était pas un homme facile avec lequel parler ni négocier. Ray était déjà une légende à l’époque. Il avait l’air très méfiant et pas chaud du tout. Il m’a demandé : « Qui est le compositeur ? ». Je lui ai répondu  « Moi ». « Qui est l’arrangeur ? »

Je lui ai dit « C’est moi ». « Et qui est le chef d’orchestre ? » « Et bien moi » lui ai-je rajouté. Puis, plus rien, silence total … Alors, j’ai sorti ma dernière carte en lui disant :  « Vous savez, Ray, on s’est rencontré il y a quelque temps quand j’étais le pianiste de Dizzy Gillespie. » Il a sourit et a dit « OK, c’est bon ». Et je peux te dire que cela swinguait ! » (15)

« J’ai continué à le faire souvent, avec « Mission Impossible » entre autres, qui est à nouveau un mélange des 2 musiques, Jazz et Classique. Mais celui qui reste très important pour moi est le film « Bullit », avec la scène de course poursuite dans les rues de San Fransisco où se mêlent l’orchestre symphonique et les solos de saxophones sur un tempo très rapide. » (16)

A mes yeux, tu devins célèbre grâce à ce savant mélange.

« Effectivement, je pense que c’est de cette manière que j’ai été reconnu. Et c’est ce que je désirais par-dessus tout : toujours casser ces barrières. »

Y a-t-il une différence quand tu écris une musique de Jazz pour un film et une musique de Jazz pour toi?

« Excellente question ! Oui ! Une grande. Quand j’écris pour un film, je ne suis pas le créateur. Le vrai, c’est le metteur en scène car c’est lui qui crée cette scène. Moi, je dois me poser dessus. Même si je peux avoir quelques idées de la scène, ma personnalité sera beaucoup en retrait, elle n’a rien à intervenir là-dedans. Quand j’écris pour moi, alors je deviens le metteur en scène et je suis totalement libre de faire ce que je veux. » (17)

Peu de gens savent que tu as même arrangé pour Count Basie en 1962. (18) Pourquoi ne pas en avoir fait d’autres pour lui?

« Il m’a demandé de lui écrire un arrangement et il en fut très content. Mais j’étais tellement pris avec toutes les autres commandes et les tournées avec Dizzy à l’époque que je ne pouvais pas tout faire. Je voulais ajouter ici que Count Basie était bien meilleur pianiste qu’on pouvait le croire. Beaucoup de ses enregistrements ne lui rendent pas justice. Quand il voulait, il jouait formidablement bien. C’était un homme simple, très gentil et discret. »

Tout comme Count Basie, je constate que tu aimes jouer avec les silences. Cela m’a frappé lors de la répétition hier. Tu l’a bien expliqué à l’orchestre. « Sweets » Edison, Clark Terry et Butch Miles m’ont raconté à quel point le Count insistait aussi beaucoup là-dessus.

«C’est très très important, surtout en Jazz. Comme tu le dis, Count Basie était le maître pour ça. Je le répète sans cesse à chaque fois : jouez les silences s’il vous plaît ! »

Duke t’a même passé commandes mais tu refusas également.

« A l’époque, fin des années 60, j’étais très demandé à Hollywood. Je ne dormais presque plus, je travaillais trop. J’aurais bien voulu mais c’était vraiment impossible !»

Je constate que tu t’entraînes toujours autant au piano.

« Ah ça, c’est capital. Je travaille mon piano tous les jours. A ce propos, j’ai une anecdote. Nous jouions avec le quintet de Dizzy à Toronto. Pendant mon solo, Oscar Peterson arriva dans le club. J’ai alors complètement paniqué. Mon jeu est devenu un peu « flottant » puis  « tremblotant ». Après le concert, je suis allé lui parler. Il a été très gentil. Je lui ai demandé ce que je pouvais faire pour m’améliorer. Il m’a répondu en 3 mots : « travail, travail et travail. » Venant de lui, on peut le croire ! (rires)

Quel est le plus important pour toi ? La composition ou l’arrangement?

« Les 2. Dans mon cas, ils sont indissociables et vont de pair. Je ne peux pas les séparer. »

Si je t’appelle et que je te demande de venir faire quelques concerts dans le cadre du « Jazz meets The Symphony » et que tu as, en même temps, une demande pour écrire la musique d’un film, quel sera ton choix?

« Excellente question … Difficile de répondre … (longues hésitations). Les deux sont importants. Si je n’écris pas pour un film, je dirige des orchestres et vice versa. Je m’arrangerais pour faire les deux. Impossible de lâcher l’un pour l’autre. »

Qu’est-ce qui t’inspire? Un endroit? Un événement?

« Ma principale inspiration, c’est le silence. Les idées viennent alors toutes seules. C’est mon hobby !»

Pourquoi avoir fondé ton propre label, « Aleph Records » ? Qu’est-ce que cela signifie?

« Beaucoup de mes musiques originales n’ont jamais été réédités en cd’s. Tu sais, j’ai perdu beaucoup de mes droits sur mes propres musiques. La seule façon de les rejouer aujourd’hui est de retrouver ce que je possède dans mes archives personnelles. Je réécoute parfois les morceaux puis réécris les partitions. A cette époque, j’ai dû, pour des raisons de marketing et de durée des 33 tours, couper certains morceaux. Donc, maintenant, avec le cd, je rajoute  toutes les parties enlevées. J’ai tout de même pu racheter certains de mes droits dont ceux avec Clint Eastwood.  Cela a été facile avec lui. Avec Warner Music, on peut encore discuter. Mais avec d’autres, ils ne veulent rien savoir. Il faut dire qu’ils ne me connaissent pas et ne savent pas ce que j’ai fait. C’est donc très difficile. »

« Aleph » est la première lettre de l’alphabet hébraïque. »

« Posséder sa marque de disques t’offre toutes les libertés que les autres ne te donneront jamais. En fait, tu sais, je ne suis que l’employé. (rires) Le patron, c’est ma femme, c’est elle qui gère le label .» (l’air un peu plus sérieux)

(Donna n’est pas seulement une magnifique femme, grande, mince, toujours habillée avec grande classe. Elle gère la carrière de son mari avec brio, tact, finesse, super classe et swing. Elle est drôle, à l’aise partout, écoute les gens avec attention et tient compte de tout. Un véritable Exemple pour le souligner en caractère gras!).

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Je remarque que depuis la fondation de ton label et de ton projet « Jazz meets The Symphony », tu voyages beaucoup plus qu’auparavant. On dirait que tu écris moins de musiques de films.

« Tu sais, pendant plus de 30 ans, je n’ai fait que ça : écrire tout le temps pour le cinéma. Mes nuits étaient très courtes. C’était toujours le « stress » comme on dit maintenant. J’ai décidé de mettre un sérieux coup de frein à la production de films pour me consacrer à mes projets. Je pense que je le mérite. » (19)

On dit que les vrais artistes écrivent le mieux dans l’urgence, quand il y a un temps donné et qu’il est court à réaliser.

« Tu as raison mais j’en ai assez maintenant. Comme je te l’ai dit, j’ai vécu plus de 30 ans dans l’angoisse permanente de devoir terminer à temps. Alors, j’ai décidé de stopper tout ça. »

As-tu la nostalgie du passé?

« Surtout pas. Ce qui est fait est bel et bien du passé comme tu le dis. Par contre, les gens disparus me manquent, non pas par nostalgie mais plus pour ce que je pourrais faire avec eux aujourd’hui. Avec Dizzy, Ray Brown, Shelly Manne et tous les autres. Ces gens m’ont toujours inspiré. Je pense souvent à eux …

J’ai hérité de tous ces aînés. J’ai eu beaucoup de chance de pouvoir jouer avec eux et de  connaître de nombreux autres musiciens bien plus âgés que moi. Je les respecte énormément. Ils me « parlent » spirituellement beaucoup. J’essaye de continuer ce qu’ils ont laissé ici sur cette terre. Mais ce n’est pas facile tu sais. C’est une très grande responsabilité ! » (d’un air sérieux).

Je peux aller plus loin dans ton raisonnement. Les anciens sont partis mais tu as trouvé et tu travailles, aujourd’hui, avec de jeunes grands talents qui, eux aussi, ont un immense respect pour les anciens dont tu parles.

« Ton raisonnement est formidable et tellement vrai ! Et on peut le prouver très facilement.   J’ai toujours travaillé avec des gens qui ont des affiliation entre eux, une même « famille ». James Morrison a été en relation étroite avec Dizzy. Il a souvent joué avec Ray Brown. Pierre Boussaguet et Christian McBride sont parmi les 3 ou 4 meilleurs bassistes au monde. Tous les deux viennent de Ray (Brown). Cela s’entend tout de suite ! Et ils ont travaillé régulièrement avec lui. Gordon (Rytmeister), le petit nouveau, m’a été recommandé par James. Et c’est un batteur formidable. »

Et je trouve qu’il y a une filiation directe et proche entre Gordon et Grady Tate.

« Ah, tu as aussi entendu ça ?! C’est incroyable non ? » (larges sourires)

J’ai été très étonné, voire presque scandalisé, que l’on n’ait pas fait appel à toi pour les 2 films récents de « Mission Impossible ». C’était, à mes yeux et mes oreilles, indispensable d’entendre TA musique, la seule et unique!

« Je n’ai pas du tout été offensé. Nous vivons maintenant dans les années 2000. Ils ont voulu faire autre chose, ce que je comprends. Tu sais, j’ai tellement écrit pour cette série pendant longtemps qu’il fallait du changement. Le passé est derrière et je ne veux pas réécrire ce qui a déjà été enregistré. Je ne suis pas encore une pièce de musée. Ici, aux Etats Unis, on me surnomme aujourd’hui le « Guru de la World Music » car les D.J. actuels, rappeurs, danseurs et tous les autres musiciens utilisent ma musique. Cela me flatte énormément et me rassure un peu. Je me dis que je ne suis pas encore mort ni si vieux que ça, puisque les jeunes aiment ce que je fais et s’en inspirent. »

Quel sera ton prochain grand projet?

« Je compose la musique du film « Rush Hour 3 ». Puis, enfin, cet été, je vais diriger mon « Concerto pour Trompette de Jazz » en Australie, avec James Morrison. Ensuite, je dois commencer mon œuvre pour le bicentenaire de Haydn en 2009. Comme tu le vois, je suis toujours très actif. Pour moi, pas de repos : toujours la musique … et encore la musique ! Tu sais, Henri Salvador a dit : « Le travail, c’est la santé ! » (gros éclats de rires)

Quand je vous affirmais, haut et fort, que Lalo Schifrin est « l’homme de toutes les missions … possibles ! »

P.S. Un grand merci à Brooke Casey, assistante et secrétaire de Lalo et Donna Schifrin, pour son aide très précieuse. – Notes de musique de / sheet music by Lalo Schifrin.

Notes

1) « Two Argentinians in Paris » Lalo Schifrin/Astor Piazzolla (1955). BMG France 82876643532.

2) Dizzy Gillespie Big Band « In South of America 1956» CAP 933, 934 et 935. 3 volumes parus en 1999, enregistrés à Buenos Aires pendant son fameux séjour d’une semaine!

3) Dizzy Gillespie « Gillespiana + Carnegie Hall Concert » Verve 519809-2 (1960-1961). Commandez ce CD chez Amazon.fr ou Amazon.com.

4) Dizzy Gillespie 5tet «An Electrifying Evening With … » Verve 557544-2 (1961). Commandez ce CD chez Amazon.fr.

5) Dizzy Gillespie 5tet « On The French Riviera » (1962) Verve 822897-2 + invités interprétant quelques « bossa nova » formidables. Lalo Schifrin « Brazilian Jazz » (1962) Aleph 020 + Leo Wright (saxes+fl) + percussionnistes brésiliens. Commandez ce CD chez Amazon.com.

6) Quincy Jones Big Band « Soul Bossa Nova » (1962) Verve 9884039

7) Dizzy Gillespie Orchestra « The New Continent » (1962) Verve 9097

8) « Les Félins » (1964) Aleph 031 (enregistré en France avec des musiciens français)

9) Jimmy Smith Big Band « The Cat » (1964) Verve 9884046. Commandez ce CD chez Amazon.comAmazon.de ou Amazon.fr.

10) « Mannix » (1999) Aleph 14. NB. Composée en 1968, la bande originale de cette série TV n’a jamais été rééditée. Un comble! Lalo a décidé de la ré-enregistrer en 1999, en y insérant tous les thèmes au complet (sans les coupures), plus 6 titres jamais parus à l’époque. Commandez ce CD chez Amazon.com ou Amazon.de.

11) « Cool Hand Luke » (1967) Aleph 022. « Mission Impossible » (1967-1968) MCA 2122-2 (22 titres!). « Dirty Harry » (1971) Aleph 030. « Magnum Force » (1973) Aleph 033. Commandez ce CD chez Amazon.comAmazon.de ou Amazon.fr.

12) « New Fantasy » (1964) Verve 2781

13) « Jazz Meets The Symphony »  Coffret de 4 cd’s Aleph 012. Les 4 premiers volumes de 1992 à 1999, avec Ray Brown (basse), Grady Tate (bat), Jon Faddis (tp), James Morrison (tp + tb), Jeff Hamilton (bat), Paquito D’Rivera (saxes, cl) + The London Symphony Orchestra. Hommages à Fats Waller, Miles Davis, Bix Beiderbecke, Charlie Parker, Duke Ellington, Dizzy Gillespie, Thelonious Monk, Louis Armstrong etc … Commandez ce coffret de CDs chez Amazon.comAmazon.co.ukAmazon.de, Amazon.fr. Notes de musique de / sheet music by Lalo Schifrin.

14) « The dissection and reconstruction of music from the past as performed by the inmates of Lalo Schifrin’s demented ensemble as a tribute to the memory of the Marquis de Sade » (1966) Verve 537751-2. Il s’agit du plus long titre d’album de Jazz jamais paru! Vive Lalo!

15) « The Cincinnati Kid » (1965) Aleph 25

16) « Bullit » (1968) WEA 48085: bande originale du film (2000) Aleph 018 : ré-enregistrement complet avec 6 titres inédits. Commandez ce CD chez Amazon.co.uk.

17) « Jazz Goes To Hollywood » (1999) Aleph 16. Avec le superbe “WDR Big Band” de Cologne + Ernie Watts (ténor), Nils Landgren (tb), Wolfgang Haffner (bat). Un vrai album de Jazz. Toutes les compositions de ses plus grands films réarrangées 100 % Jazz. Un Must! Commandez ce CD chez Amazon.comAmazon.de ou Amazon.fr.

18)  Count Basie « The Complete Studio Roulette Sessions » (1957-1962) coffret de 10 cd’s. Mosaic MD10-149 (épuisé depuis longtemps) où figure l’arrangement de « One Note Samba ». Le batteur n’est autre que Monsieur Louie Bellson « himself » !

19)  « Intersection :  Jazz meets The Symphony # 5 » (2001) Aleph 23 avec David Sanchez (ténor), James Morrison, Christian McBride (basse), Jeff Hamilton + WDR Orchestra de Cologne, enregistré à Cologne. « Kaleidoscope : Jazz meets The Symphony # 6 », (2005) Aleph 34 avec James Morrison, Christian McBride, Gordon Rytmeister (bat) + Sydney Symphony Orchestra, enregistré à Sydney. Commandez ce CD chez Amazon.co.uk.

Livre: Lalo Schifrin: Entretiens sur la musique, le cinéma et la musique de cinéma par Georges Michel et Lalo Schifrin. Rouge profond, décembre 2005, 204 p. Commandez ce livre chez Amazon.fr.

Jon Faddis, Lalo Schifrin, Ray Brown. Photo © Catherine Ashmore, 1995.

Interview / Entretien avec Lalo par  » Beethoven  » Jean-Michel Reisser